Rasgado - Chapitre 4 : L'enlèvement d'Argol (Partie 2)

Aldebaran 1

 

Pendant que les vigiles la recherchaient, Anna était sur les toits avec son prisonnier sur une épaule et ses vêtements à l’autre bras. Loin d’imaginer sa force, le chevalier fut surpris qu’elle le sorte du lit comme un rien. Sa partie droite engourdie le rendait vulnérable, il ne pouvait que se laisser porter.

La créature déambulait de bâtiment en bâtiment afin d'éviter d’être repérée. Elle devait pourtant se risquer à traverser les rues et gravir les murs pour se cacher sur les toits.

Il faut vite décamper. J’espère que je serai aussi silencieuse qu’à l’aller, se dit-elle en parcourant l’avenue Owel Pinaks. Le ciel est nuageux, mais pas assez pour me couvrir entièrement jusqu’à la sortie. La lumière de la lune me trahira à la moindre occasion.

Quelle plaie de se retrouver ainsi ! Je ne peux même pas lui cracher ma haine en plein visage. Ma jambe droite et le haut du corps ne répondent plus. Me débattre est impensable, me faire tomber au sol, inutile. Elle me reprendra d'emblée. Pourquoi elle m’enlève comme ça cette garce ? Elle pouvait pas choisir une meilleure victime ? Un guerrier en pleine forme par exemple. Ça serait compliqué pour elle, tiens ! Quelle lâcheté !

La bi-morphe marchait sur le toit de la cité scolaire, au niveau des bureaux. Postée près d’un immeuble, elle aperçut de l’autre côté du petit jardin un vigile qui patrouillait dans la rue Belhom.

Heureusement qu’Argol est muet. Il m’aurait fait repérer dès la première occasion.

La lune était défavorable à la créature. Avec ce calme plat, le moindre bruit suspect causerait sa perte. Elle se cacha dans l’ombre pendant que le vigile passait.

Il faut que je trouve un moyen de nous faire remarquer, mais comment ?

La femme scorpion recula vers un mur afin d'immerger l’intégralité de son corps dans l’obscurité. Les quelques fenêtres ouvertes l’ennuyaient, l’obligeant à garder une discrétion irréprochable.

C’est quoi ce bâtiment ?

Elle l’observa davantage.

Pas de lumière. Peut-être une grande auberge ?

La femme scorpion contourna l’internat en parcourant le toit des bureaux et des salles de classe. Avec son bras gauche, le captif se redressa et examina les lieux. Un nuage découvrit la lune qui éclaira le refuge quelques instants. Alors qu'elle ne bougeait pas, son prisonnier vit la tuyauterie à une distance atteignable.

Je n’aurai qu’un seul essai, songea-t-il. Faut pas que je loupe mon coup.

Il prit difficilement appui sur elle qui le retint autant que possible. Puis il parvint à asséner un coup de pied dans le tuyau en espérant que quelqu’un entende les vibrations résonnantes. La bi-morphe s’écarta vite, le visage renfrogné. Soudain, un cri brisa le silence.

File Anna ! se dit-elle.

La femme scorpion s'en alla vers le sud, du côté du boulevard Tedcassel.

Les gardes sont-ils déjà à mes trousses ?

Dépêchez-vous de venir ! se dit Argol. Y a une demoiselle qui a crié. Magnez-vous ! Cette garce se barre !

Elle se réfugia sur le toit et resta prévenante : Deux personnes, un homme et une elfe noire, rejoignirent l’autre vigile. Astérion perçut un cri provenant de l’internat et revenait sur ses pas. Dokô et Nevena l’avertirent qu’Argol venait d'être enlevé. Il les regarda d’un air perplexe.

« Vous êtes sûr de ce que vous dites ?
— Oui, fit Nevena. C’est l’infirmier qui l’a signalé. Il faut qu’on trouve un scorpion géant… avec une tête de femme.
Astérion eut du mal à le croire, or il fallait le retrouver au plus vite.
— Une créature chimérique. D’accord. Nevena, va prévenir les autres vigiles. Dokô et moi partons à sa recherche.
— Bien.
L'elfe noir courut dans l’obscurité pour prévenir les autres membres de l'équipe. Astérion se tourna vers Dokô.
— J’ai entendu une fille crier par ici.
— Oui, nous aussi.
— Ça venait de l’école, fit Astérion. Cette bestiole a dû faire peur à une insomniaque. Ce monstre doit être près de la cité scolaire.
 — Allons-y. »

Sous peu, le soleil menacerait de dénoncer la présence d’Anna à l'ennemi. La créature avait déguerpi sans demander son reste. Surtout que le chevalier profiterait sûrement de la moindre occasion pour attirer l’attention sur elle. La nuit noire lui permit de quitter Eston sans problème en traversant le boulevard et rejoignant les champs.

Plus de deux heures après son intervention, la bi-morphe se cacha à nouveau dans les bandes de roches roses, à la sortie du refuge. C’était un lieu risqué, néanmoins elle n’avait guère le choix.

Normalement, personne ne nous verra. Argol est paralysé d’un côté, il ne pourra pas aller loin. Seulement, je suis recherchée maintenant. Il faut vérifier que personne ne nous a suivi, songea-t-elle.

La femme scorpion le déposa par terre. En contrebas, au sud, un petit bois s'étendait tout le long. Elle se dissimula dans les roches pendant quelque temps.

Qu’est-ce qu’elle est partie faire ? se demanda-t-il. Peu importe, il faut que je me barre de là et vite.

Le prisonnier regarda autour de lui et prit appui sur le sommet d’une grosse pierre. La jambe gauche replié, il parvint à s'asseoir après plusieurs tentatives. Sa paralysie était devenue un vrai poids.

Bon sang, je la maudis cette fille !

Il se relevait doucement quand une voix l’interrompit.

« Où comptes-tu aller dans cet état ?
N'ayant pas noté sa présence, il fut surpris. La grande dame était figée avec la serviette en main qui paraissait pleine. Il s’attendait à ce qu’elle montre des signes de colère. Pourtant, elle garda un calme inébranlable.
— Tu croyais vraiment que j’allais rester planté là, à ne rien faire ?
La bi-morphe s’avança vers lui, surprise qu’il ait pu lui répondre.
— Non mais visiblement, tu n’as pas eu le temps de t’échapper pendant ma cueillette. Tu peux à nouveau parler ? La dose que je t’ai administrée était moins forte que je le croyais. Par contre, tu ne peux toujours pas utiliser ton bras droit. Ça reviendra dans peu de temps.
Elle déposa le linge près de lui et dévoila son contenu : des noix, des noisettes, des poires juteuses et quelques figues. Il la regarda s’éloigner vers le refuge en vue de le surveiller.
— Je ne mangerai pas !
La créature était imperturbable.
— Les fruits sont à ta disposition, fais-en ce que tu veux.
— J’aime pas les figues.
— Il y a d’autres. Dans une telle situation, on se contente de ce qu’on a.
Le jeune homme baissa la tête vers la nourriture et reconsidéra son contenu :
Les noix et les poires, pourquoi pas ? Après il n'y aura que les figues.
Il la regarda derechef.
— Et toi ? Tu ne manges pas ?
— Je n’en ai pas besoin pour le moment. Déjeune.
Bon sang, t’es pas ma mère !
Le prisonnier fut intrigué par son comportement. Quelques questions lui trottèrent dans la tête.
— Qu’est-ce qui me dit que tu n’as pas empoisonné les fruits ?
— Si j’avais voulu te tuer, ça serait fait depuis longtemps, dit-elle exaspérée.
— Ah oui ? Moi j’en doute.
Elle se tourna enfin vers lui.
— Tu vois ta piqûre à la jambe ? J’aurais pu viser le cœur. Et ton ami n’aurait rien pu faire pour te sauver. Tu ne devais pas t’approcher de moi tout seul. Le blondin aurait dû t’accompagner.
— Le blondin s'appelle Hagen ! Et qu’est-ce que ça change de toute manière ?
— Ça change que je ne t’aurais pas eu aussi facilement si tu avais été plus prudent. Tu peux t'estimer heureux d’être tombé sur un « monstre » comme moi, Argol de Persée.
Elle fixa à nouveau la ville. Le captif la voyait maintenant de profil. Puis elle reprit :
— Un autre ne t’épargnera sûrement pas. Alors ne fonce plus jamais tête baissée sinon cette erreur te coûtera la vie.
Le chevalier écarquilla les yeux. Il hallucinait.
Voilà qu’elle me fait la leçon maintenant.
— Si tu refuses de me tuer, que veux-tu alors ?
Anna prit une grande inspiration puis expira longuement, lui faisant inconsciemment voir une profonde tristesse.
— Mange, ne laisse pas les fruits s’abîmer. Ce sont des biens trop précieux. Je t'aiderai à t'habiller, tu ne vas pas garder ta robe d'hôpital. Tu vas prendre froid.
La voix d'Argol fut moins acerbe.
— Je peux le faire sans toi. »

Il la trouvait bizarre. Il aurait aimé qu'elle réponde à sa question, toutefois elle ne semblait plus disposer à lui apporter la moindre réplique. Le refuge s’accaparait entièrement son regard. Pendant qu'il mangeait, il examina plus attentivement son corps. Ses cheveux étaient attachés en queue de cheval. La partie humaine se confondait parfaitement dans celle de l’arachnide. Elle ne portait qu'un large bandeau qui dissimulait une poitrine plutôt moyenne.

Elle n’a pas froid vêtue ainsi ?

La brune était bien jolie. Dommage qu'elle soit biforme. Elle s'immobilisa pendant plusieurs heures, lui avait fini de manger depuis bien longtemps. Elle tourna enfin la tête vers lui.

« Tu ne t’habilles pas ?
— J’ai toute la journée pour me vêtir. On ne bouge pas.
— Ce n’est pas une raison. On peut lever le camp d’une minute à l’autre.
Mouais, c’est vrai que je n’ai pas envie d’être en blouse si on me retrouve.
— J’aimerais un peu d’intimité.
— T’es pas nu sous ta chemise d'hôpital, n’exagère pas.
C’est qu’elle voudrait me voir à poil celle-là !
— Et alors ? C’est pas une raison.
— Si t’as besoin d’un coup de main, je ne suis pas loin.
La bi-morphe s’en alla pendant qu'il saisit ses vêtements. Il enfila son pantalon : aucun problème pour la jambe gauche, plus compliqué pour la droite.
— C’est bon ?
— Oh ! Quelle impatience !
Le chevalier s’énerva sur son T-shirt. Elle l’avait laissé en boule, pas vraiment facile à démêler à une main.
— Une grand-mère irait plus vite que ça.
— Elle n’est pas forcément paralysée, la grand-mère !
Il arriva enfin à remettre son maillot correctement.
— Quelle excuse, fit-elle d’un air moqueur.
Elle commence vraiment à m’énerver celle-là.
— Et qu’est-ce que tu cherches à cacher ainsi ? reprit-elle.
Argol afficha un air blasé.
— Tu te fiches de moi, là ?
Il passa son bras inerte dans une manche.
— Non. De quoi t’as honte ?
Estomaqué par cette question idiote, il répliqua d'office.
— Bah ?! Je n’ai pas honte !
Il glissa son autre bras dans la manche et finit d’enfiler son vêtement avant de reprendre :
— On ne dévoile pas ses parties intimes ainsi, à n’importe qui. Tu montrerais tes seins à tout le monde, toi ?
Elle patienta un peu puis répondit :
— Je ne me suis jamais posée la question. J’ai toujours vécu seule, ou presque... Je ne me déshabille pas devant mes enfants.
— Parce qu'en plus, tu as des mômes ? dit-il en remettant son t-shirt correctement. Tu peux venir.
Anna se montra avec une mine dépitée.
— J’avais… Ils sont tous morts.
— Que s’est-il passé ?
— Vorn, mon ancien maître, en a fait des armes de guerre, des fantassins.
Elle baissa les yeux. 
— Ce n’étaient que des enfants, je ne pensais pas qu’il se les serait appropriés ainsi. Sous ses ordres et ceux de Sana, je n'avais aucun droit de parole. Il était le maître et moi le serviteur.
— Et leur père ? Il ne pouvait pas vous défendre ?
— Ils… Ils n’avaient pas de père.
Argol allait de surprise en surprise, il resta tout de même attentif à son discours.
Quelle drôle d'histoire. Une femme scorpion, réduit à la servitude et mère célibataire. Sacré mélange.
— Mes enfants étaient tous humains. Je les ai adoptés lorsque les dariennes les laissaient en offrande sur la pierre sainte. Je les ai nourris, habillés et protégés autant que j’ai pu. Jusqu’à ce que Vorn m’ordonne de les amener au château en prétextant vouloir garantir leur sécurité face aux soriyssiens.
Les yeux de la bi-morphe se refermaient lentement. Dans l’action, elle ne songeait pas à la fatigue. Toutefois, son inertie lui rappela son manque de sommeil. Elle s’approcha de lui et s’allongea à ses côtés.
— Ah oui ? Aussi près ? T’as pas peur que je t’en mette une ?
— C’est à toi de voir si tu veux te retrouver totalement paralysé. Je ne ferai que somnoler, je saurai si tu bouges trop à mon goût.
— Toujours des menaces.
— Tu n’es guère mieux. Je suis fatiguée, laisse-moi tranquille. »

Anna posa la tête sur l’épaule gauche de son prisonnier, l’empêchant ainsi d'utiliser son bras valide. Toute la partie arachnide était détendue ; l’aiguillon, loin de sa victime.

Ça va, elle s’en fait pas. Et si j’avais une copine que ça contrarierait ?

À cause de la nuit précédente, lui-même était épuisé. Le jeune homme profita de ce moment de répit pour se reposer et reprendre des forces.

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