Rasgado - Chapitre 6 : La traque de l'arachnide
Gurnes 4 sordiva N – Jeudi 4 septembre N
Il était environ neuf heures du matin, Argol avait délaissé les fruits depuis un moment. En regardant autour de lui, le chevalier remarqua une roche pas loin. Il se pencha afin de l’attraper et l’examiner.
Un peu trop ronde.
Il la claqua contre le rocher sur lequel il était appuyé et put récupérer une partie fendue. L’un après l’autre, il sectionna ses liens et parvint à se libérer. Suite à de nombreuses tentatives, il réussit à se relever péniblement. Le chevalier prit le temps de trouver son équilibre. En prenant appui sur sa jambe endormie, il constata qu’il n’avait aucun maintien. S’il insistait, ce serait la chute.
Je ne peux pas encore marcher normalement. Faut pas que je reste là, sans savoir quand elle sera de retour.
Il se déplaça à cloche-pied en s’appuyant, dans la mesure du possible, sur des roches et des branches.
Je dois éviter de prendre le même chemin qu’elle. Ça fait un bout de temps qu’elle est partie et je n’ai pas envie de la croiser.
Anna avait dépassé les montagnes depuis un moment. Elle était totalement plongée dans ses pensées, repassant en boucle sa confrontation avec Rasgado. Sa fureur s’estompa doucement lorsqu’elle s’imagina encore dans ses bras.
Lui ne montrait aucune hostilité. N’importe quel individu aurait contre-attaqué. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?
Alors qu’elle poursuivait sa marche tout en songeant, une ombre la suivait à ras du sol, sous le soleil. La bi-morphe arriva à l’orée du bois.
« Au contraire, il était d’une douceur troublante. Pourtant, son rôle est de protéger le refuge, comme les autres. Pourquoi réagir ainsi face à un ennemi ?
Soudain, une voix désincarnée la sortit de ses rêveries.
— Certainement pas pour tes beaux yeux.
La créature s’arrêta et Obsina apparut devant elle avant de reprendre la parole.
— Il t’a bien tournée en dérision ce grand homme. (Anna fronça les sourcils.) Je sais ce que tu as ressenti, j’étais là, à admirer le spectacle.
— De quoi parlez-vous ?
— Ton p’tit cœur qui s’est emporté. Seuls trois sentiments provoquent cet emballement si soudain : la peur, la colère et l’amour.
— Il ne me fait pas peur !
Obsina s’assit par terre tout en fixant son interlocutrice.
— J’aime te l’entendre dire. Je suppose qu’il est un peu tôt pour parler d’affection.
— Alors c’est de la colère.
— Je craignais que tu penses à un amour qui serait pourtant nuisible. Je t’avais bien dit que certains rusaient, prêts à se jouer de toi.
Son interlocutrice baissa les yeux d’un air triste.
— Pourtant, il ne semblait pas comprendre mes réactions.
— C’est normal. Tu les attaques et ils feintent l’ignorance. Tu écoutes ce que je te dis ? Cet homme a tenté de t’amadouer, rendant ton exécution plus facile. Si je ne t’avais pas secouée, qui sait si tu serais encore en vie ?
La femme scorpion releva les yeux.
— De quelle manière ? Les mains prises, il ne pouvait rien faire de plus.
— Tu oublies qu’ils sont plusieurs à surveiller le refuge. Une elfe noire restait perchée dans un arbre, trop loin pour que tu puisses la voir. Elle aurait pu t’achever en une flèche.
La créature baissa à nouveau les yeux, visiblement déçue par le discours de l’esprit. Néanmoins, ce n’était pas la réaction attendue. Alors, Obsina orienta la conversation sur Argol.
— Et ce chevalier prisonnier, il voulait bien ta mort avec son acolyte, non ?
— Je… n'en suis plus certaine.
L’esprit écarquilla les yeux, puis fronça à son tour les sourcils.
— Tiens donc ?
— Oui. Il était surpris que je veuille une garantie.
Obsina se releva.
— Alors, écoutes ça et vois si ces gens ne veulent pas ta mort.
En un tour de bras, l’esprit fit apparaître une sphère brumeuse. À l’intérieur, on pouvait y voir Argol et Hagen venir dans la salle du trône. Anna regarda attentivement.
Les deux hommes posèrent le genou à terre, face à une dirigeante assise sur son siège. Son prisonnier démarra l'audience.
« Nous voici selon vos ordres, Dame Nihit.
La jeune blonde se leva et joignit ses mains en avant.
— Je vous ai convoqué parce qu’une créature mi-femme mi-scorpion rôde dans les parages. Elle ne doit pas circuler en fugitive sur Eston. Je ne voudrais pas qu’elle fasse peur aux citoyens. J’aimerais que vous la trouviez.
Les chasseurs acquiescèrent.
— Nous la trouverons et l’abattrons, assura Argol.
La bi-morphe réagit à cette affirmation. La colère reprit le dessus sur ses doutes.
— Seulement, c’est la première fois qu’on s’en prend à un tel monstre, fit remarquer Hagen. Nous devons réfléchir avant d’agir. Nous autorisez-vous à porter nos armures pour cette mission ?
— Oui, je préfère que vous soyez protégés. Vous pouvez disposer. »
La sphère s’évapora.
— Tu vois ? Je ne t’avais pas menti. Ces paroles sont authentiques.
De colère, Anna sortit une de ses épées.
— C’est moi qui le tuerai avant ! »
Sans attendre de réplique, elle s’enfonça dans la forêt, décidée à achever sa proie. L’esprit disparut vers les profondeurs de la terre, satisfait du résultat obtenu. Toutefois, Obsina se sentait observée par une présence spectrale. Son intuition lui dictait de se faire discrète.
Endyl avait vu la scène, pourtant il ne sut identifier l’esprit.
C’était donc là qu’elle se cachait ? Je ne la pensais pas aussi rapide. Mieux vaut avertir les autres.
L'elfe prit une feuille de chêne brunie, sortit sa tige de bois et écrivit quelques mots à l’encre ambrée. Placée sur la main, il prononça la formule :
— Nilemus o Rasgado.
Elle lévita, tourna sur elle-même et disparut dans un halo de lumière. L’elfe rangea sa tige dans la poche de sa veste et poursuivit l'ennemie.
Le chevalier du Taureau – grand homme aux longs cheveux blancs – était resté posté à la sortie du refuge quand il aperçut du coin de l’œil une lumière. Une feuille d’arbre se matérialisa puis tomba doucement au sol. Intrigué, Il marcha vers elle et la ramassa.
Qu’est-ce qu’elle a de particulier cette feuille pour apparaître ainsi ?
Le chevalier l’examina et vit une note manuscrite : « Dans la forêt. Vite ! Endyl. »
Il regarda en direction du bois et se mit en route tout en lâchant la feuille. Après quelques pas, une voix grave le stoppa.
« Rasgado, où vas-tu ?
En se retournant, il vit deux hommes plus jeunes que lui s’approcher : Hagen et Spartan.
— Un éclaireur elfe m’a envoyé un message. La créature est dans la forêt. Argol doit sûrement s’y trouver aussi. Je dois me dépêcher d’y aller.
Hagen considéra son collègue avant de répondre.
— Très bien, on vient avec toi, proposa-t-il.
— D’accord. Mais n’attaquez pas si ce n’est pas nécessaire. »
La créature filait telle une flèche dans la forêt. Aucun arbre, ni fourré ne semblaient lui barrer la route. Lorsqu’elle arriva à la clairière, elle eut la surprise de voir que son prisonnier avait disparu.
« Vaurien ! Il a pris la fuite ! »
Anna regarda autour d’elle, examina les lieux puis remarqua une branche cassée.
Il est passé par là.
La femme scorpion chercha son fugitif pendant plusieurs heures. Soit il marchait vite à cloche-pied, soit les indices qu’elle ramassait ne suffisaient pas à le pister de façon adéquate.
Il y a bien longtemps que je n’avais pas eu à chercher de proie. Aurais-je perdu la main ? Ça fait plus de deux heures que je suis à sa recherche !
Quant à son prisonnier en fuite, il n’eut d’autre choix que de s’allonger lorsqu’elle arrivait près de lui.
Ça fait plusieurs fois qu’elle me croise. Fous-moi la paix, bordel ! Tu ne me manquais pas.
Endyl était perché sur un chêne et admirait la scène. Le temps lui semblait longtemps.
Combien de temps vont-ils se chercher ? Je suis curieux de savoir comment il va s’en tirer.
Cependant, elle repéra finalement son prisonnier. Elle le saisit et, d’un bras, le dégagea de son buisson. L’elfe reprit son sérieux, sortit une flèche de son carquois et se tint prêt à agir. Le chevalier se redressait avec peine – appuyé sur son coude gauche – alors que l’ennemie sortit une épée du fourreau. La lame pointée vers lui, elle s’avança dangereusement.
« Tu pensais pouvoir me berner longtemps, Argol ?!
Quelle force. D’un bras alors que je suis presque un poids mort.
Il la fixa d’un air grave.
— Qu’est-ce que t’as encore ? Comme si j’allais t’attendre sagement dans la clairière !
Elle lui releva le menton avec la pointe de son épée.
— Ce n’est pas pour ça que je t’en veux ! Je n’ai jamais voulu revenir du royaume des morts. Je purgeais ma peine ! Pourquoi la créatrice m’a fait venir si c’est pour me faire tuer par ses sbires ?
Il s’assit lentement et repoussa sa lame.
J’comprends rien à ce qu’elle dit.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu te trompes !
— Oh non, je ne me trompe pas ! Nihit t’as donné l’ordre de m’exécuter !
Surpris, les yeux du soldat s’écarquillèrent.
— C’est faux !
— Menteur !!
La créature leva sa lame, déterminée à lui trancher la tête, quand tout à coup, elle reçut une flèche dans l’épaule droite. La bi-morphe cria de douleurs. La main gauche posée sur sa blessure, elle scruta les alentours.
— D’où vient cette flèche ?
La femme scorpion dévisagea Argol avec des yeux plein de haine. Il se sentit mal à l’aise tout à coup.
Elle était prête à me tuer. Même si la flèche fait diversion, je suis une proie facile dans cet état. C'est rageant !
— Ne me regarde pas ainsi. J’en sais rien !
Soudain, une voix familière retint l’attention de la créature. Rasgado était là, avec deux autres soldats. Afin de l'inciter à se calmer, il tendit la main vers elle. Bien qu'elle en ignorât la raison, Anna fut satisfaite de sa présence, ressentant une nouvelle fois cette chaleur déconcertante. Voyant qu’elle ne réagissait pas agressivement, il baissa son bras.
— Ne t’en prends pas à lui. J’ai demandé à un éclaireur de nous mener à vous. Cette comédie a assez duré, tu ne trouves pas ?
« Comédie » ? Me traiterait-il comme une enfant ?
Sourcils froncés, la bi-morphe tira sa deuxième épée hors du fourreau.
— Je suis prête à en découdre si tu veux.
Elle la lui jeta à ses pieds.
— Ramasse-la et affronte-moi. Un duel ne devrait pas te faire peur, n’est-ce pas ? Toi qui es si rapide, montre-moi ce que tu vaux à l’épée.
Le Taureau considéra la lame gisant au sol puis releva la tête.
— Je n’en ai pas besoin.
— C’est vrai que tu préfères étreindre tes adversaires. (Elle afficha un sourire narquois.) Impossible de me déstabiliser cette fois.
Les deux autres soldats s’impatientèrent.
— Ça suffit ! s'énerva Hagen. On n’a pas que ça à faire ! Il est plus de quinze heures, je voudrais qu'on rentre avec Argol.
Sous le regard menaçant de l'ennemie, il s’approcha de l'infirme, l’aida à se relever et le prit sur son dos.
— Hey ! Le blondin ! Tu crois que je vais vous laisser partir comme ça ?
Elle s’avança vers eux mais Rasgado lui barra la route.
— C’est après moi que tu en as, pas à lui. Je t’affronterai si tu y tiens.
La créature désigna Spartan.
— Et ce type aux cheveux verts, qu’est-ce qu’il fait ? Il est spectateur ?
— Il reste quelques temps. Nous verrons ce que donnera la suite.
Elle se redressa en prenant une profonde inspiration.
— Alors, deux adversaires au lieu d’un.
— On peut se passer de combat. Quel est ton nom ? Androna ?
Elle eut un frisson rien qu’en entendant ce nom écorché.
— Anna, ça suffira.
— Viens avec nous, Anna.
Elle hocha la tête.
— Si vous voulez me décapiter, vous pouvez très bien le faire ici.
Le grand homme fut estomaqué.
— Pourquoi la décapitation ?
— C’est ainsi que je suis morte.
— Je t’assure que nous n’avons pas l’intention de te tuer. Je ne t’aurais pas prise dans mes bras sinon.
— Hey ! C’est quoi cette histoire ? questionna Argol en souriant.
Se sentant rougir, la femme scorpion s’empressa de répliquer.
— T’occupe !
— Non, non, ça devient intéressant !
Le corps de l'ennemie se mit à trembler. Le Taureau le reprit.
— Ça suffit ! Et toi, emmène-le loin d’ici.
Hagen fit quelques pas en direction du refuge.
— Attends ! (Hagen s’arrêta.) Anna, quand vais-je récupérer des membres valides ?
Elle patienta un peu avant de répondre.
— Je ne sais pas. Dans quelques heures je suppose. J’ai juste fait en sorte de te maintenir en vie.
— J’espère vraiment les ravoir. J’ai pas envie de finir handicapé !
La bi-morphe en avait assez de l’entendre se plaindre.
— Arrête de chouiner comme un gamin ! Tu m’agaces ! Allez-vous-en ! Avant que je ne change d’avis.
Hagen partit loin du lieu d’altercation. Ce fut à ce moment-là que l'infirme sentit de petits fourmillements dans sa jambe droite.
La créature se concentra à nouveau sur Rasgado et ne put s’empêcher d’afficher un sourire malicieux.
— À nous deux maintenant. »
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