Rasgado - Chapitre 8 : Seconde mort
Vorse 5 Sordiva N – Vendredi 5 septembre N
Edria délaissa sa fonction de suivante au profit de la conseillère d’emploi. Elle pénétra dans son bureau, s’installa sur son fauteuil à roulettes et ouvrit une page web. Anna la suivit avec lenteur, en prenant garde à ne pas se cogner au cadre blanc de la porte. Des mains tremblantes saisirent quelques mots-clés sur le clavier.
Ça va aller, ça va bien se passer.
Afin de se détendre, elle engagea la conversation, le temps que le logiciel se mette en route.
« Alors… D’abord, expliquez-moi ce que vous faisiez avant d’arriver ici.
La bi-morphe fixa à nouveau l'angoissée. Elle voyait ses doigts entrecroisés sur le bureau, pourtant signe de confiance, tel un mensonge. Ces fines mains semblaient moites. Après une bonne inspiration, l’arachnide répondit :
— J’étais enfermée dans une cage au bagne d’Onoïn.
Son interlocutrice plissa les yeux.
« Au quoi » ? C’est quoi cette histoire ?
— Bien… Hum... Avant de vous retrouver là-bas, que faisiez-vous comme activité ?
— J’exécutais les ordres de mon maître.
— C'est-à-dire ?
— Semer le troubler sur Placida et massacrer les villageois.
La jeune femme écarquilla les yeux.
Et je dois trouver un poste pour ce genre d’individu. Merci Dame Nihit et à l’étrange personne qui lui sert de supérieure !
— Rien d’autre ?
— Non.
Elle ne faisait pas que massacrer les gens, tout de même !
Soudain, l'ordinateur retint son attention.
Oh ? Le logiciel s’est enfin lancé.
— En êtes-vous bien sûre ? reprit-elle en se tortillant nerveusement les doigts.
— À part m’occuper de mes petits, non... Si ! J’allais à la chasse et prenais du bétail pour le lait.
Massacre et vol. Les pauvres, quel modèle ont-ils eu.
— L'ennui est que je n'ai pas de poste de chasseurs à vous attribuer. Nous en avons suffisamment.
Elle réfléchit un peu, appuya son menton sur son poing.
— Bon, on va partir sur autre chose. Qu’est-ce que vous aimez faire ?
— M’occuper de mes enfants, leur apprendre à chasser, à se débrouiller seuls.
— Hum, assistante maternelle alors. Néanmoins avec votre apparence, j'ai peur des réactions. Aucun petit être à Eston n’a vu de femme scorpion jusqu’à présent.
La bi-morphe s’approcha d'elle en se dressant par-dessus le meuble. Edria eut un mouvement de recul qui la plaqua contre son dossier.
— Mes enfants n’ont jamais eu peur de moi.
La demoiselle reprit son souffle et répondit d'une voix timide :
— Oui, je peux comprendre. Seulement, là, il ne s'agit pas des vôtres. Sans vouloir vous vexer, j’appréhende leur crainte en vous voyant. Et… les voir prendre la fuite pourrait aussi vous atteindre.
La créature recula en détournant le regard.
J’ai été assez blessée ainsi. Ce qu’elle dit est peut-être vrai. Vais-je supporter de voir des bambins décamper en me voyant ?
— Bon, nous allons laisser tel quel, reprit la conseillère. Je chercherai les postes à pouvoir et je vous préviendrai si j’ai des choses intéressantes à vous proposer. En attendant, je vais vous montrer votre maison.
Son interlocutrice l'observa, dubitative.
— Ma maison ?
— Oui. Vous n’allez pas vivre dans une grotte, quand même.
— C’est là où je vivais autrefois.
Elle a vraiment eu une drôle de vie. Un maître sanguinaire, des petits bonshommes à charge et maintenant une grotte pour logement.
Edria prit une voix rassurante.
— Vous aurez droit à plus de confort ici.
Elle ouvrit un logiciel immobilier et consulta la fiche de l'intéressée.
— On vous a déjà attribué un domicile : 7 rue Madame Fontenay. C'est proche d’ici. Venez avec moi, je vais vous y conduire. »
L'arachnide resta sur la réserve, sans parvenir à cacher sa tristesse. La suivante fouilla une armoire à la recherche de la clef. En sortant du bureau, la bi-morphe ressentit un élancement soutenable au niveau du dard. Toutefois, elle ne dit rien.
En sortant du palais, les deux dames tournèrent sur leur première gauche. Le soleil illuminait le refuge. La population se promenait, les bambins jouaient, les oiseaux et papillons volaient. Toutefois, lors de leur traversée, les regards ébahis se tournaient directement vers la femme scorpion. Les gens se figeaient. Fallait-il fuir ?
La suivante de Nihit n'est pas effrayée, se dit une passante. Il n'y a donc aucun danger ?
Anna n'y accorda que peu d'attention. La douleur à la queue la préoccupait plus que la vision déplaisante de ces inconnus. En longeant le boulevard Grant Leyntol, elle examinait les lieux, oubliant un peu son supplice.
Mais où est-il ?
Elles prirent la rue Madame Fontenay. Intriguée par l’attitude de son invitée, Edria se tourna vers elle.
« Quelque chose vous tracasse ?
La créature l'ignora, trop occupée à chercher son chevalier.
Un homme de son envergure ne passe pas inaperçu, même parmi la foule.
— Vous ne subirez aucune attaque ici, si ça peut vous rassurer.
Sa locutrice la regarda enfin, étonnée.
— Je ne suis pas inquiète. Je me demandais juste... Où se trouve Rasgado ?
— Ah ? J’ignore où il est. Demain, nous vous présenterons à la communauté d’Eston. Ça évitera les cris.
— Les gens m'ont déjà dévisagé au cas où vous ne l'auriez pas remarqué. Visiblement, je ne suis pas si effrayante que ça puisque personne n'a détalé comme un lapin.
La conseillère resta figée.
— Euh... Votre intégration se débutera sous de meilleurs auspices, alors. Tant mieux. Possible que votre chevalier soit présent.
Sobrement émerveillée, la femme scorpion écarquilla les yeux. Edria n'avait rien observé de particulier.
— Quoi ?
— Oui, tout le monde ne vient pas forcément à ce genre de cérémonie. (La demoiselle s’arrêta devant un logis.) J’essaie d’intégrer une personne qui n’est même pas venue me voir lors de la mienne.
— Quelle tristesse, fit l'arachnide avec une pointe d’ironie.
Les sourcils froncés, elle préféra ignorer la remarque. Les deux dames rentrèrent à l'intérieur afin de démarrer la visite.
— C’est affreusement petit.
— Non, ce sont les tailles standard. C’est vous qui êtes immense.
— Je ne vais pas savoir me retourner là-dedans.
— Je suis navrée, je n’ai rien de plus grand en réserve. Il va falloir vous adapter.
Edria ressortit et s'arrêta sur le perron.
— Si vous avez besoin de moi, venez me voir au palais. Je serai ravie de vous aider.
Enfin « ravie », c’est vite dit.
— Merci. »
Elle fut stupéfaite par cette infime formule de politesse. Depuis le début, elle avait l’impression de parler à un mur. Elle s’éloigna afin de la laisser prendre ses repères.
Sur le chemin du retour, elle croisa l'homme tant sollicité. Elle s'arrêta et le salua.
« Bonjour, ma petite demoiselle. Comment vas-tu ?
— Bien, merci.
Elle mit son index replié aux lèvres.
— Euh... Anna vous cherchait à l'instant. Pourriez-vous aller à sa rencontre ? Elle est… plutôt tendue.
Le chevalier ne cacha pas son étonnement.
— Ah ? D'accord, j'y vais. Où est-elle ? »
Elle lui donna son adresse avant de repartir au palais.
Anna redoutait sa nouvelle vie. Les gens qu’elle avait croisés dans la rue ne la rassuraient pas.
Combien de temps leur faudra-t-il avant qu'ils ne demandent ma mise à mort ? Dès qu'il y aura un problème, je suis persuadée qu’ils me mettront à mal. Je sens que mon intégration sera compliquée. La seule personne qui ne me juge pas, c’est Rasgado. Or, il n’y a plus de raison qu’on se voie. Sa mission est terminée.
Afin de chasser ses pensées négatives, elle revisita sa nouvelle demeure. Les murs blancs du rez-de-chaussée ne lui convenaient pas. L’excès de lumière l’incommodait. Elle tira les doubles-rideaux aux trois quarts pour garder un peu de clarté. La bi-morphe avait l'habitude de l’obscurité de sa caverne et aux températures fraîches. Sa queue s'agitait, elle espérait faire partir cette gêne. L'arachnide contourna la table ronde agrémentée d’un chlorophytum chevelu en pot.
Dans la cuisine, le plan de travail en bois clair procurait une atmosphère chaleureuse. À l’étage, la chambre était d’un vermillon palpitant. À cet instant, la douleur qu’elle ressentait au dard s’intensifia.
Aïe ! Pourquoi ai-je mal ainsi ?!
Elle se tourna vers l’arrière de son corps et vérifia qu’elle n’était pas blessée. Aucune lésion apparente.
Étrange.
Elle revint à son occupation, le visage rembruni.
La couleur ne me plaît pas. Est-il possible de la changer ?
Soudain, trois chocs la tirèrent de ses pensées.
Qu’est-ce que ?
D’un mouvement fluide, elle parcourut les escaliers et se tint devant la porte d’entrée.
D’où provient ce vacarme ?
Les chocs se reproduisirent, venant de l’extérieur.
C’est quoi cet assaut ?
La créature sortit une épée de son fourreau, posa la main sur la poignée ronde dorée et ouvrit d’un coup sec. Elle écarquilla les yeux face à l’armoire à glace qui se présentait à elle. Rasgado fut surpris d’être reçu par une lame. Toutefois, il ne fut point offensé.
« C’est ainsi que tu accueilles les visiteurs ?
— Pardon ?
— Tu peux ranger ton épée, je n’ai pas l’intention de te violenter.
— Oh, oui.
Elle remit son arme en place.
— Puis-je entrer quelques instants ?
La femme scorpion s’écarta et il se glissa à l'intérieur. L’un à côté de l’autre, elle était à peine plus petite que lui.
— Edria m’a dit que tu me cherchais.
Je ne pensais pas qu’elle serait aussi rapide.
— Oui.
Il ouvrit grand les bras.
— Me voici. Que puis-je faire pour toi ?
Je l’ignore. Pour quelle raison je désirais le voir ? Je n’en vois aucune.
Le mutisme de son interlocutrice le préoccupa. Il pencha la tête vers elle.
— Tout va bien ?
— Pas vraiment.
— Peut-on s’asseoir ? On va en discuter.
Elle acquiesça et le guida vers le salon. Il s’installa sur un côté du canapé, elle resta debout, à distance.
— Je t’en prie, assieds-toi.
La bi-morphe reposa sa singulière anatomie sur le sol.
Pas le divan ? Il est plus que confortable. Son corps l’en empêche peut-être ?
Il retira son casque et le posa à côté de lui, l'autre main sur son genou.
— Alors dis-moi. Que t’arrive-t-il ?
— Je n’aime pas la ville. Les gens voient un monstre en me croisant.
Comme l’a dit Argol, pensa-t-elle.
— Je suppose que tu les impressionnes. Ce n’est qu’une question d’habitude.
— Es-tu accoutumé aux monstres ?
Rasgado s’étonna.
— Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Tu n’as pas peur de moi. Tu oses m’approcher, comme si j’étais…
Anna savait que sa morphologie était loin d'être ce qu'elle désirait tant. Rien que cette pensée suffit à couper sa phrase.
Jamais je ne le serai.
— Humaine ? termina-t-il.
Elle approuva.
— Tu voudrais le devenir, c'est ça ?
— J’aimerais qu’on ne me compare plus à une bête féroce !
Lorsqu’elle se rendit compte qu’elle avait haussé le ton, elle baissa honteusement les yeux. Rasgado l’observa en silence.
Elle est en grande souffrance. Ce corps est un véritable fardeau, seulement on ne peut rien y changer.
— Quand tu es arrivée ici, que t’as dit la Créatrice ?
— Je ne l’ai pas vu. C’est Nihit qui m’a reçue hier.
— Et qu’en est-il ?
Il remarqua que son dard tremblait constamment.
— Elle m’a dit de vivre ma vie sans me soucier du reste. Ah ! et je dois aussi avoir un poste.
— C’est tout ?
Pas d’allusion à un quelconque miracle pour la métamorphoser ? Les pouvoirs de la Créatrice ne peuvent pas le permettre ?
— Oui.
Elle croisa les bras. Il s’approcha d’elle, toujours assit sur le canapé. Son cœur s’emballa à nouveau. Elle posa à la hâte sa main sur sa gorge. Ses yeux s'écarquillèrent, elle lui faisait affreusement mal.
Cette douleur, je la reconnais maintenant.
— Tu m'as ouvert la porte, épée hors du fourreau et en garde. Craignais-tu une menace ?
Le corps de l’arachnide s’affaissa de manière troublante. Rasgado resta attentif, le visage inquiet. Celui de la bi-morphe se crispa.
Elle est survenue lorsque Nissa m’a… décapitée.
— Anna ?
Ne pouvant plus l'endurer davantage, elle s’effondra, totalement inconsciente. Le chevalier accourut auprès d'elle et la secoua.
— Anna ! »
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