Rasgado - Chapitre 9 : Le regret

Aldebaran

 

Vorse 5 Sordiva N – Vendredi 5 septembre N

 

En panique devant le corps inerte de la bi-morphe, Rasgado se releva et demanda de l’aide.
« Shion !
Face au silence, il réitéra son appel d’une voix alarmée.
— Shion ! C’est urgent !
Doué de télépathie, son collègue répondit :
 Qu'y a-t-il ?
 Anna s’est évanouie ! Tu peux la transférer à l’hôpital ?
 C’est enfin arrivé pour elle. Je vous téléporte.
 Merci.
Une lumière les enveloppa et leurs corps disparurent pour se retrouver dans le hall des urgences. Le chevalier se précipita à l’accueil afin de procéder à l’entrée de son amie. L’agent remarqua ses mains tremblantes et tenta de le calmer :
 Il y a longtemps qu’elle est dans cet état ?
 Elle vient juste de perdre connaissance.
 Alors il est encore temps d’agir. Nous avons l'habitude de cette situation. Tout va bien se passer.
 Elle n’a aucun papier sur elle.
 Ne vous inquiétez pas. Mademoiselle Edria a déjà rempli certaines données la concernant dans le dossier médical.
 Quoi ? ! Comment est-ce possible ? D’où lui viennent ces informations ?
 Je l’ignore. De la Fondatrice, je suppose. Excusez-moi un instant.
Elle prit le téléphone et demanda qu’on amène deux civières pour la patiente. Son collègue ne cacha pas sa surprise.
 Deux ?
 Oui, il s’agit de la femme scorpion dont tout le monde parle. Vu sa taille, il faudra au moins deux civières.
 D’accord, on vient.
L’agent d’accueil reposa le combiné.
Vous pouvez prendre un siège. Les brancardiers seront là dans quelques minutes.
Chagriné, il s’assit en tailleur à côté de la créature. Il la regarda longuement, l’air dépité.
Elle venait à peine de s’installer. Elle n’a même pas eu le temps de se faire des amis.
Allongée sur le ventre, le visage disposé sur le côté, le Taureau posa le dos de sa main sur la joue d’Anna. Il entendit une personne s’approcher et s’arrêter à son niveau.
 Ils vont très bien s’en occuper. Les médecins ne sont pas à leur coup d’essai.
Il se tourna et vit un inconnu aux longs cheveux bleu clair le fixer.
 Vous êtes ?
 Aphrodite, chevalier des poissons. Et vous ?
 Chevalier des poissons ? Moi c’est Rasgado. Vous êtes de la nouvelle génération ?
 En effet. De votre époque, il me semble que Albafica était mon homologue. Je suis dans le même cas que vous. J’accompagne Monica, j’attends les résultats. (Le jeune homme en désigna un autre aux cheveux courts, bruns et aux traits durs.) Et ce type-là aussi a amené une victime.
Il considéra le triste gaillard, assit sur une chaise et le reconnut d'office.
 El Cid ?
Il s’approcha de lui.
 Ton amie est proche de la mort aussi ?
 Comme presque nous tous. Je me souviens à quel point mon bras me faisait mal quand je me suis réveillé au refuge. Je sais que Sylvanë ne risque rien. Seulement, ce n’est pas plaisant de la voir souffrir.
 La mémoire du corps, reprit Aphrodite. La Fondatrice m’a dit que c’était inévitable. Toutefois, elle a rassemblé les meilleurs médecins pour nous soigner.
Après que les brancardiers ont emmené le corps, le Taureau patienta plusieurs heures. Il fit les cent pas dans la salle d’attente, au point de donner le vertige à Aphrodite.
Que sont-ils en train de lui faire ?
Je vous en prie, Rasgado, asseyez-vous.
Il prit un siège entre ses collègues.
 Qu’est-ce qu’elle a eu ta copine, El Cid ?
Contrarié, son camarade lui rétorqua :
 Ce n’est pas ma petite amie. Cette demoiselle est tombée en syncope devant moi. Elle s’est mise à tousser sans arrêt avant de tomber à terre. Il me semble que sa main lui brûlait. Je l’ai emmenée à l’hôpital. On m’a dit de patienter. Elle n’a personne pour la raccompagner chez elle.
 Ah. Et toi ?
 Je l’ai croisé devant chez elle en me rendant à la banque. Je l’ai trouvé affaiblie. Elle toussait aussi et crachait du sang dans son mouchoir. Quand elle m’a dit qu'elle était au refuge depuis une semaine, je n’ai pas tardé à l’amener ici. »


Saline 6 Sordiva N


Le lendemain, Anna se réveilla enfin dans sa chambre d’hôpital. La pièce était lumineuse, avec les meubles basiques d’une maison de santé : table à roulettes, un fauteuil et une table de chevet avec un pot de fleurs. Elle posa sa main sur sa gorge. Les douleurs avaient disparu, néanmoins une oppression la dérangeait encore.
Comment suis-je arrivée ici ?
La créature était allongée sur le dos, avec sa partie animale dépassant du lit mécanique. Un frappement à la porte attira son attention. Elle s’ouvrit après quelques secondes et un grand homme pénétra dans la chambre.
« Ah ! tu es réveillée quand même, fit Rasgado.
La bi-morphe resta inerte :
 Oui, tu le vois bien.
Il écarquilla les yeux avant d’afficher un visage contrarié.
 Alors, tu aurais pu me répondre quand même.
La femme scorpion fut surprise.
 Répondre quoi ?
Le chevalier baissa les épaules et les yeux dans un grand soupir.
 D’accord, tu n’as pas appris les convenances. Je l’avais déjà noté.
Elle le scruta sans réagir, lui releva la tête.
 C’est pas grave. Il faudra que je t’enseigne certaines règles pour ton intégration. (Il arbora une mine plus réjouie.) En attendant, je suis content que ton état s’améliore. Tu m’as vraiment fait peur hier.
 Que s’est-il passé ?
 Puis-je m’asseoir ?
Elle eut un hochement de tête.
 Évidemment.
Il contourna le lit pendant qu’elle le suivait du regard.
Pourquoi ne l’a-t-il pas fait d’office ? Pour ça aussi, il a besoin de mon autorisation ?
Installé confortablement sur le fauteuil, il enchaîna :
 Ça fait partie des bonnes manières dont je te parlais tout à l’heure. On ne prend pas ses aises lorsqu’on rend visite à un tiers.
 Les convenances font perdre du temps.
 Non. Ce sont des règles de savoir-vivre. Elles montrent que nous avons du respect pour notre hôte. Moi, j’en ai pour toi.
 Pourtant, il n’y a pas de quoi.
Il se renfrogna.
 Pourquoi dis-tu une chose pareille ? Parce que tu t’es sauvée ? Et alors ? Il n’y a eu aucun mort.
 Ça aurait pu. J’ai blessé Argol.
 Il s’en remettra, ne t’inquiète pas. C'est un homme au caractère fort. Il ne se laissera pas abattre par une piqûre de scorpion.
Anna détourna les yeux.
Il ne comprend pas ce que je ressens. C'est flou, même pour moi. J’éprouve une sensation qui m’était étrangère autrefois.
 Pour en revenir à ce sujet, tu t’es évanouie dans ton salon en pleine discussion. J’ai demandé à Shion de t’expédier aux urgences.
Curieuse, elle le considéra à nouveau.
 Qui est-ce ?
 Un très bon ami. J’ignore comment les médecins t’ont soigné, mais ils t’ont tiré d’affaire.
La créature baissa les yeux en fixant devant elle. Il remarqua le corps suspendu à son extrémité. Elle n’est pas encore près de partir d’ici, se dit-il.
 Ils m’ont informé des examens que tu allais subir avant ta sortie.
 Des examens ?
 Oui, il faut d’abord s’assurer que tu ailles bien. Il ne faudrait pas que tu fasses un malaise plus tard. Tu as encore des symptômes particuliers ?
Elle hocha la tête, négligeant cette oppression qui s’était estompée au fil de la conversation.
 Non, ça va. Enfin, mieux qu’hier. Inutile de se déranger.
 Tu feras les examens, reprit-il d’une voix insistante, que ça te plaise ou non. De toute façon, le docteur ne te laissera pas t’en aller comme ça.
Elle se tourna vers lui.
 J’ai l’impression que toi non plus.
Il croisa les bras en acquiesçant :
 En effet. Mais ne t’en fais pas, c’est un passage obligatoire pour tous les revenants. Au bout d’une semaine, on ressent les symptômes survenus avant notre mort. La Fondatrice appelle ça la « mémoire du corps ». Si j’ai bien compris, quand notre esprit retrouve un réceptacle, celui-ci s’imprègne de notre mémoire. Il revit nos derniers instants.
 Pourquoi ?
 Un effet secondaire de la résurrection. Tout ce que je sais, c’est que les symptômes se manifestent environ sept jours après notre retour. Et ça concorde avec ton malaise. D’ailleurs, les femmes qui ont été ressuscitées en même temps que toi sont aussi ici. Le plus dur est derrière toi.
 D'accord. De quoi parlions-nous avant mon évanouissement ?
Le chevalier se gratta la tête.
 C’est une bonne question. (Il réfléchit quelques secondes puis claqua des doigts.) Ah ! Je crois que je faisais une réflexion sur les bonnes manières justement. Tu ne les as pas apprises.
 Non. Dans mon ancienne vie, je ne faisais que tuer, quand je ne m’occupais pas des enfants.
 Alors, je vais te donner un conseil. Lorsqu'une personne frappe à ta porte, il faut lui dire d’entrer.
 Et si je n’en ai pas envie ?
Il fut décontenancé par la question.
J’espère qu’elle ne me fera pas le coup.
 Tu ne réponds pas. Les gens n’ont pas à s'introduire chez toi sans ton autorisation.
 Ils n’ont plutôt pas intérêt, sinon je leur coupe la tête.
Il écarquilla les yeux.
 Tu n’as pas l’intention de me décapiter, j’espère. (Il croisa les bras.) Parce que je te préviens, tu ne seras jamais assez rapide.
La bi-morphe esquissa un sourire.
 Non.
 Ah, une bonne mine, ça fait plaisir à voir.
Le cœur du Rasgado s’emballa. Il toussa en essayant de se contrôler.
 Une chose est sûre, Anna, c’est qu’il faut absolument que tu te calmes face à la population.
Elle resta muette et pensive.
Si je ne me calme pas, qu’est-ce qui se passera ? Serais-je exclue de l’île ? Ou me renverra-t-on au bagne ?
Une main se posa sur la sienne, la sortant de ses songes. Anna tourna les yeux vers le chevalier au visage doux.
 Ne t’inquiète pas, ça va aller. Si tu as un problème ou un doute, viens me voir. »


Mersiun 9 Sordiva N


Quelques jours plus tard, le Taureau accompagna son amie à la sortie de l’hôpital. En tournant dans l’avenue Owel Pinaks, La femme scorpion vit une silhouette familière, vue de dos et munie d’une béquille. Argol s’avançait d’une démarche bancale vers l’institut de bien-être. Tout en le fixant, elle se découvrit une autre sensation désagréable.
Je n’aime pas le voir dans cet état. J’en suis pourtant la cause.
Le chevalier observa la tristesse sur son visage.
« Anna ?
Sans le regarder, elle lui montra une direction :
 Argol vient d’entrer dans ce bâtiment.
 L’institut de bien-être. Il paraît qu’il doit se faire masser la cuisse.
 Pourquoi ?
Rasgado se gratta l’arrière de la tête.
 Les massages devraient permettre de… Oh, je n’ai pas l’explication exacte, il n’a pas été très clair.
 J’avais limité le poison au bras. D’ailleurs, il peut déjà s'en resservir. Cependant, je n’avais pas lésiné sur la jambe. J’espère qu’il ne la perdra pas.
Inquiet par cette éventualité, il la considéra à nouveau.
 Y a un risque ?
La bi-morphe parut très embêtée.
 Je pense avoir dosé correctement. Néanmoins, ce n’est pas impossible.
 Tu « penses » ?
 Je me suis précipitée à ce moment-là. Je ne lui voulais aucun mal, juste avoir une garantie. Son bras semble opérationnel. C’est une bonne chose.
 Tu veux qu’on aille le voir ?
La proposition la surprit un peu, elle baissa les yeux avec tristesse.
 Je doute qu’il veuille me revoir après ce que je lui ai fait. Quand je pense aux véritables desseins de la dirigeante, j’ai honte de mon comportement. Son infirmité aurait pu être évitée. Je crois qu’il ne m’a pas vu. Mieux vaut faire le tour. Je ne voudrais pas gâcher sa journée. »

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