Rasgasdo - Chapitre 1 : Les deux déesses

Aldebaran 1

 

Vorse 29 aitara N – Vendredi 29 août N

La femme scorpion avait fui vers le sud de l’île, en direction de la forêt, lieu où elle se cachait autrefois lorsqu’elle vivait sur Placida. Ses huit pattes lui permettaient une ascension rapide et l’obscurité lui offrait la discrétion dont elle avait besoin. Androctona entra dans la forêt pour se tenir à l’abri des regards indiscrets.

« Où suis-je ? Serait-ce la mort ? se demandait-elle. Non, je me rappelle cette cage du purgatoire. »

Décapitée par la déesse Nissa, elle était bel et bien morte. La créature purgeait sa peine dans la prison d’Onoïn. Elle poursuivit ses réflexions tout en filant telle une flèche à travers la nature.

« Pourquoi me faire revenir parmi les vivants ? Mon châtiment est-il terminé ? Ce serait étonnant. »

Lors de son arrivée, les autres femmes étaient terrifiées en la voyant.

« Elles ont raison d’avoir peur vu la meurtrière que je suis. À qui devrais-je obéir cette fois ?! »

La déesse enchanteresse l’avait mise sous les ordres de Vorn dans sa précédente vie. Androctona était son alliée jusqu’à ce qu’il la trahisse en modifiant l’apparence et la personnalité de ses enfants.

« Cette ordure m’a manipulé ! J’espère qu’il paiera sa cruauté ! »

Quelle douleur avait-elle ressenti lorsqu’elle les vit ainsi transformés. La guerrière regrettait de l’avoir laissé faire sans se rebeller. Seulement, elle ne pouvait pas s’opposer à lui. À cette époque, Vorn était son maître. Qu’est-il advenu de lui, d’ailleurs ?

Soudain, une jolie femme au teint pâle, en robe noire, aux longs cheveux bruns et à l’apparence intangible se manifesta devant elle, comme un fantôme. Androctona se figea d’un coup, surprise par l'apparition, restant à distance.

« Approche. Je suis là pour répondre à tes interrogations, Androctona.
Ce nom, pourtant le sien, lui provoqua de l’amertume.
Un nom de monstre.
La femme scorpion fronça les sourcils. Sur ses gardes, elle sortit vivement ses deux épées de leur fourreau.
— Qui êtes-vous et comment savez-vous mon nom ?
Confiante, l’interlocutrice fut faussement surprise par cette réaction. Elle lui répondit avec un sourire perfide.
— Oh ! voilà une façon étrange d’accueillir quelqu’un. Je n’ai aucune arme sur moi, je n’en ai nul besoin. Je suis Obsina, déesse de la magie et serviteur de Lokhan. Je sais beaucoup de choses, comme les meurtres dont tu es responsable. Ne t’inquiète pas, ça m’importe peu.
— Et que me voulez-vous ?
— Répondre à tes questions, je te l’ai dit. Comme tu le penses, ta venue sur cette île n’est pas normale. J’ai senti des énergies se mouvoir étrangement, c’est ce qui m’a attirée sur cette île. Seulement, je suis trop faible pour pouvoir te protéger de ces gens.
La femme scorpion fut intriguée.
— « Me protéger » ? C’est-à-dire ?
— Ces énergies ont sûrement pu alerter d’autres dieux. Placida est tout proche. J’espère que Sana ne viendra pas ici. Ce n’est pas son territoire.
— Je ne comprends pas. Où sommes-nous ? Qui m’a fait venir ici et pourquoi ?
— Tu es sur Eston et c’est Nihit qui t’a ressuscité. Une ravissante jeune femme, blonde aux cheveux longs et au doux visage. Elle a des allures de petite princesse tant elle est précieuse, raffinée.
— Oui, je me rappelle son visage. J’ignore comment elle s’y est prise, elle m’a tiré de ma cage.
— Elle est au service de celle qui se fait appeler Créatrice ou Fondatrice. Une prétentieuse qui porte un masque. Elle doit être affreusement moche pour se cacher le visage ainsi ! ricana l’esprit. Elles t’ont ramenée afin de te manipuler. Tu n’es qu’une arme à leurs yeux, une machine à tuer. Intéressante pour la sauvegarde de leurs terres. Ne te laisse pas faire. Combats pour toi-même !
La créature baissa brusquement les armes.
— Il n’est plus question de suivre les ordres de qui que ce soit ! Si elles veulent défendre leur territoire, qu’elles le fassent elles-mêmes !
Obsina fut satisfaite de sa manœuvre.
— Oui, c’est ça ! fit-elle en la pointant doucement du doigt. Elles ont des hommes en armure. 
Elle simula un air inquiet.
— Ils te chercheront, j’en suis sûre !
Androctona était perplexe.
— Pourquoi ?
— Tu t’es enfouie, refusant ainsi l’autorité de la dirigeante et de cette dominatrice. Tu es devenue un grand danger pour elles. Je suis persuadée que Nihit a déjà donné l’ordre de te faire exécuter. À défaut d’être une alliée d’une valeur inestimable, tu es désormais leur principale ennemie. Tu devrais les surveiller au refuge, garder un œil sur eux.
Elle n’a pas tort. Je n’y avais pas songé mais je suis devenue une adversaire. Oui… Avec mon apparence, je ne peux être qu’un monstre à éliminer.
Elle tendit sa queue.
— Regardez ce dard !
Obsina répondit avec un vif intérêt.
— Une arme très puissante, capable de te défendre en cas d’attaque. Un excellent atout, crois-moi ! Souviens-toi. Domine-les et ne les laisse pas t’influencer… Je suis certaine qu’il y a des rusés dans leur camp. Préserve ton cœur déjà bien meurtri. On ne joue pas avec ces choses-là ! Tu es d’accord sur ce point ?
La femme scorpion baissa les yeux et ainsi sa garde.
— Oui, tout à fait.
— Vorn te l’a déjà brisé une fois… tes pauvres enfants.
Anna ressentit un pincement à la poitrine. Elle respira un grand coup en espérant réprimer une larme.
— Ce qu’il a pu être ignoble ! Offre-toi une seconde chance et préserve ton cœur des ruses malhonnêtes. Tu es une belle jeune femme, tu pourras te trouver un homme qui t’aimera et qui te respectera… Je te souhaite bonne chance, Androctona.
Le visage de la femme scorpion se crispa. Ce nom, elle ne le supportait plus. Alors elle en proposa un autre :
— Anna.
— Pardon ?
— Androctona est le nom que je portais en tant que monstre sur Placida. Si je dois m’offrir une seconde chance, je veux commencer en bannissant ce nom. Maintenant, je m’appellerai Anna.
L’esprit montra un sourire énigmatique.
— D’accord… Bonne chance, Anna.
Elle disparut aussitôt.
— Trouver quelqu’un avec un corps pareil ? Ça me paraît bien compliqué. »

Anna chercha un lieu dans la forêt pouvant servir d’abri. Elle découvrit une petite clairière avec un gros rocher qui finissait en pointe arrondie. Il ferait l’affaire pour le moment. Elle s’adossa contre lui, allongea son corps d’arachnide sur le dos puis elle somnola.

Le lendemain, elle s’éveilla doucement dans la forêt maintenant lumineuse et chaleureuse. Les oiseaux accompagnaient le chant mélodieux de la rivière ruisselant à quelques mètres. Parfois, elle les entendait passer d’une branche à l’autre. Le vent se faisait discret. C’était agréable de se réveiller dans des conditions aussi paisibles. Anna se leva et s’étira longuement.

« Aucune perturbation pendant la nuit. Serait-ce l’endroit idéal pour séjourner ? »

Sa première tâche fut de trouver de la nourriture. Alors qu’elle s’apprêtait à déguster quelques fruits sauvages, elle entendit une voix familière l’interpeller.

« Bonjour, Androctona.
— Encore ce nom !
Elle se tourna rapidement en sortant une épée et vit cette femme aux longs cheveux noirs ondulés. Le teint hâlé, elle portait une robe bleue au style antique. C’était Sana, la déesse enchanteresse.
— Obsina avait raison de s’inquiéter visiblement. Ne m’appelle plus ainsi ! Mon nom est Anna !
La déesse ne se laissa pas impressionnée. Toutefois, sa voix refléta une appréhension.
— Très bien… Anna.
— Je peux savoir ce que tu m’veux ? Tu as senti ma présence, n’est-ce pas ? Je te préviens, ne compte plus sur moi pour assouvir tes desseins !
Vu comment la femme scorpion s’agitait, Sana la rassura tout de suite.
— Je ne suis pas là dans le but de t’asservir, ne crains rien. Mais c’est vrai que te revoir sur Laethion me préoccupe.
Anna pointa lentement l’épée vers elle.
— Tu as l’intention de me faire exécuter ?
— Non. Si tu es là, c’est qu’il y a une raison. C’est Nihit qui t’a convoquée et je ne peux aller contre ses actes.
Sana ne montrait aucune hostilité alors la créature se calma et baissa son arme. Une divinité pouvait donc être contrainte par une autre aussi facilement ? Anna ne l’aurait jamais cru.
— C’est une déesse ?
— Qui ? Nihit ou la Créatrice ?
— Les deux. Tant qu’à faire.
— Nihit est humaine. Elle a été choisie par la Fondatrice pour mener à bien un projet. Quant à elle… cette femme a un niveau plus élevé que nous. Même Gliddry accepte son autorité.
Elle fut stupéfaite.
— Ton père, le Supérieur, ploie devant elle ?
— Oui. Elle a tout son respect. Il dit que c’est elle qui est à l’origine de notre monde.
— Et tu as pu lui parler ? Que veut-elle ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’elle n’est pas néfaste pour nous. Les placidiens sont à sa disposition si jamais elle a besoin de renforts.
— D’accord… Et toi ? Pour quelle raison es-tu venue me voir ?
La gorge de Sana se serra d’un coup.
— J’aimerais profiter de cette occasion pour te présenter mes excuses.
Anna tomba des nues.
— Pardon ?
— Je me suis laissée emporter par ma colère envers les hommes. Je me suis servie de toi tel un objet de vengeance. Je n’ai pas fait mieux que Nissa.
— Une déesse voudrait se racheter auprès d’un monstre ? (Le ton augmenta.) Tu crois que ça va atténuer ma colère envers toi ? Sais-tu à quel point j’ai souffert pendant cette période ?! Mes enfants sont morts à cause de ton serviteur !
Sana fit pâle figure.
— Je sais. Ils seront irremplaçables dans ton cœur.
— Ne me parle pas de cœur, tu n’en as pas !
La déesse s'indigna.
— Si c’était le cas, je ne serais pas là ! J’ai fait une erreur, je l’admets, alors laisse-moi la réparer.
Sana s’approcha d’elle, une petite sphère rouge apparut dans sa main. Anna recula en pointant son arme.
— C’est quoi ça ?
— C’est un charme qui fera de toi une humaine.
— Tu m'prends pour une idiote ?
La déesse se renfrogna.
— Je n’ai aucune raison de te mentir.
Il y eut un blanc avant qu’Anna reprenne la parole.
— D’accord. Est-ce que je serai liée à toi avec ça ?
— Non, tu resteras libre. D’ailleurs, tu ne me verras plus après cette rencontre. S’il te plaît, range ton épée.
Elle hésita quelques secondes, puis s’exécuta. La déesse fit léviter la sphère qui atteignit le cœur d’Anna. Une lueur rouge l’enveloppa totalement avant de s’éteindre. Elle se toisa et constata qu’elle était encore la même.
— Je suis toujours scorpion !
— Oui, c’est normal. Introduire un charme n’est pas suffisant. Trouve l’homme de ta future vie et aime-le. Seulement, il faudra que cet amour soit réciproque. Lorsque ce sera le cas, ton apparence changera. Au revoir, Anna.
La déesse s’éclipsa dans une brume violacée.
— Pff ! Elle en a de bonnes celle-là ! »

La créature se méfiait toujours des gens de cette île et n’avait aucun repère. Elle s’entêta à garder un œil sur eux. Même si Sana voulait se faire pardonner, ce qui paraissait étonnant de la part d’une déesse, les conseils d’Obsina revinrent au galop. Pour l’instant, elle ressemblait toujours à un monstre aux yeux des autres ; du moins, c’est ce qu’elle pensait.

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